Pour Stéphanie, qui ne me croit pas…
C’était pourtant une nuit calme de printemps, mais la lune dans le coin de ma fenêtre, plate, blanche et méchante, troublait le repos des hommes et infusait angoisses et cauchemars.
Alors j’ai vu. J’ai vu toute cette horreur, qui fut ou qui sera, comme si la lune avait voulu me montrer toute sa puissance maléfique.
La lune était soleil, et des nuages noirs couraient dans le ciel bleu, poursuivis par leurs ombres sur la vaste grève de sable et de vase. La lune et le soleil avaient produit une grande marée, vers midi, un coefficient exceptionnel de 116, pour ce week-end prolongé. La marée du siècle, avaient dit les télés, à ne pas manquer. Les gens par milliers, avaient choisi la Baie de Bourgneuf et le passage du Gois pour aller à la pêche à pied et voir le spectacle.
Dès la veille au soir, les camping-cars avaient occupé les quelques places de stationnement disponibles, et on s’était couché tôt pour être les premiers à « profiter ». Peu s’étaient aperçus que la mer au matin avait inondé le parking jusqu’au moyeu des roues, mais quelle importance…
Je vis les enfants en premier, galopant dans le flot clapoteux de l’eau qui partait vers le goulet de Fromentine, d’un rapide courant en travers de la chaussée, emportant du sable et déposant du goémon. Mais bientôt la route s’ouvre, et les voitures, de chaque côté, s’avancent en file, au pas, pour attendre que les petits parkings marins, sur la grève côté Nord, émergent enfin, là où le sable s’accumule, tandis que de l’autre un fossé de parfois 50 cm draine l’eau vers l’océan.
Je vois encore la file atteindre Beauvoir sur le continent, et La Guérinière ou Barbâtre sur l’Ile, car les plus malins, voyant les embouteillages, ont pris par le Pont pour atteindre le Gois par l’autre rive. Les plus sages se garent le long de la route, et partent à pied, mais les autres continuent pour se rapprocher.
Vers midi, la grève est couverte de monde, les parkings sont pleins, l’ambiance est joyeuse et insouciante. Mais les voitures venant du continent finissent par rencontrer celles qui viennent de l’Ile. Il est difficile de se croiser, parce que la foule est partout, parce qu’une caravane ne peut en croiser une autre, à cause d’un « 44 », un nantais sûrement, garé sur le bas-côté, 2 roues dans la vase. Les gens s’énervent, ils ne peuvent reculer, et n’avancent plus. S’ils ne trouvent pas rapidement une place, ils vont rater la marée.
Peu après 1 heure, le vent se lève, et la mer se renverse. Au loin, les gratteurs de vase cessent de chercher leurs coques ou leurs palourdes, car la première vague vient boucher leur trou. La deuxième vague arrive, vite, et fait un mètre de plus tout au long du sable. Les suivantes se pressent, de plus en plus audacieuses, la mer avance plus vite qu’on ne se l’imaginait. Alors, on rentre, portant son butin dans des seaux, plus qu’on ne peut en manger, mais c’est le plaisir de la pêche, parce que c’est gratuit. Tant pis s’il en pourrit.
D’abord on marche, parce qu’on est fatigué et que les seaux sont lourds, et il y a encore du chemin à faire, 2 à 3 km. Mais il faut vite se mettre à courir, c’est difficile de marcher avec de l’eau aux mollets. 500 mètres plus loin, l’eau est aux genoux, et les enfants commencent à avoir peur. Maman, dépêche-toi, l’eau monte ! Le vent se fait plus fort.
Aux abords de la route, les gens continuent à pêcher tranquillement, ou se congratulent près du coffre ouvert de leurs voitures, ôtant leurs bottes et rinçant leurs jambes. Il va être temps de partir pour pique-niquer sur la digue.
Il a été plus tard difficile de reconstituer l’enchaînement des circonstances qui ont conduit à la tragédie. Un camping-car a serré trop à droite, et il a versé sur le côté dans la vase. Des personnes leur ont porté secours, laissant leurs voitures moteur allumé sur la route. Ailleurs, un type n’a pas retrouvé pas ses clés de voiture, sans doute tombées dans la vase. Mais sa voiture bloque la sortie, et un concert de klaxon commence, plus par panique que par impatience. Les entrées du Gois sont toujours obstruées par ceux qui veulent voir le spectacle de la marée montante, et ceux qui veulent partir sont bloqués, des 2 côtés.
La mer arrive, près de la première balise côté continent et commence à franchir la route. Le conducteur fait signe à celui de derrière de reculer, mais il n’y a pas moyen. Ils sont pris au piège.
Le vent s’est levé à force 5, et l’eau recouvre maintenant la route de 30 cm, avec un fort clapot, et se jette en cascade vers le goulet : un gosse glisse, emporté par le courant, sous les cris impuissants des parents. Bientôt l’eau est à plus de 50 cm et bat contre le flanc des voitures. Une Clio est emportée et part comme un bouchon en tourbillonnant.
L’alerte est enfin donnée, à partir du café du Gois. Les pompiers ont l’habitude d’intervenir, une à 2 fois par an, ils ont un hors-bord. Mais il leur faut du temps pour arriver en pimponnant sur les routes bloquées. Alors ils se rendent compte enfin du désastre.
La préfecture est alertée, mais c’est aussi le week-end pour elle. On trouve le fonctionnaire de permanence de la Protection civile, et tout se met en route, enfin, quand la mer est déjà haute, près de 2 mètres d’eau sur la chaussée. Quelques dizaines de personnes seront sauvées, dans la nuit, accrochées aux balises de secours, étrangement stupéfaits d’avoir survécu, pour avoir su donner des coups de pied sur les doigts de ceux qui, en dessous d’eux, essayaient de grimper.
Entre 500 et 1000 morts selon les estimations, qu’on mettra plusieurs semaines à retrouver le long des plages. Des centaines de voitures emportées, leurs noyés coincés à l’intérieur. Une indignation nationale.
Le Président de la République est arrivé dès le lendemain. Devant le gymnase de Fromentine devenu chapelle mortuaire, s’adressant aux victimes vers lesquelles toutes ses pensées sont tournées, il dira : « Je comprends pas qu’on a pas interdit la circulation sur une route nationale. Je vous le dis comme je le pense, désormais la route du Gois est interdite à la circulation tous les jours de 10h à 16h». Victime expiatoire, le préfet a été viré et remplacé par un policier.
L’aube me trouva épuisé. Mais j’avais vu ce qui a été ou qui sera.